La petite étoile Apollinaire

     J'étais à Chambois pour la remise de la Légion d'Honneur (cette fois il l'a acceptée), à l'ami Pierre Billaux, un camarade plus vieux que moi et qui en a vu des vertes et des pas mûres dans une période où il n'était parfois finalement pas bon d'être résistant, surtout si le voisin avait le plafond un peu bas !  (Pierre a été déporté un an).

  J'admire sa résistance d'hier... et d'aujourd'hui ! La cérémonie organisée pour l'occasion fut un grand moment, un moment magique; une sorte de trait d'union majeur capable à lui seul de nous faire tenir debout jusqu'à la fin de nos jours... Et c'est tellement beau qu'on en pleure !...

  Comme par hasard, la fille de Pierre a cité dans son discours "la petite étoile Apollinaire"... Je ne me souvenais plus d'elle dans "Les Mamelles de Tirésias": dans le ciel noir de la guerre de 14, Apollinaire du fond de sa tranchée rêve de "rallumer les étoiles" ! Je dis - comme par hasard - parce que justement c'est un peu le rêve d'Hilflos Henshall de continuer sur la "route des étoiles... qui est la plus belle des routes, parce qu'on la perd d'une étoile à l'autre..."

  Un signe de plus, une source nouvelle d'énergie... On peut se dire que l'étoile, de toute façon, sort du noir; une puis dix puis mille qui doivent écrire si on sait les lire le mot "liberté" dans leur langage à elle, chaque nuit ! Se battre pour rallumer les étoiles, voilà l'affaire !

  Le ciel de Hilflos est aussi celui d'Apollinaire qui est celui de Pierre, oui, c'est le même rêve solitaire, indivisible et fructifiant, et c'est ainsi c'est sûr que je le verrai dans les théâtres avec "Incroyable !"; le texte de l'un et l'émotion de l'autre nous poussent à anticiper pour percer le mal, l'extraire, s'en débarrasser... 

  Une expression naît d'une rencontre, d'une confrontation, d'une attention, d'un choc... Une expression naît dans les yeux... Le regard, la gare, les paupières qui battent, le débarquement...

    Le public est un regard qui à un moment se resserre pour mieux se disperser... Il ne s'agit pas de tourner de l'oeil qui est une défaillance, mais bien de tourner les deux yeux... 

    Mardi prochain, c'est ce regard-là que nous aurons en face de nous, et nous avons hâte !

   Se forger un regard, c'est le parcours d'une vie. Sur scène les occasions sont multiples, et la parole théâtrale se nourrit de ce jeu, de ces frôlements de cils...

    Ô Lou étoile nommée Lou la plus belle des étoiles
Ô reine des Étoiles
Ton royaume s’étend en plaines animées comme les oiseaux
En plaines mouvantes comme un régiment
De Fantassins nomades 
Étoile Lou beau sein de neige rose
Petit nichon exquis de la douce nuit
Clitoris délectable de la brise embaumée d’Avant l’Aube
Les autres astres sont ridicules et sont tes bouffons
Ils jouent pour toi des comédies
Fantasmagoriques
Ils font les fous pour que l’Étoile nommée Lou ne s’embête pas
Et parfois les nuits s sont mortelles
L’étoile nommée Lou
Traverse des prairies d’asphodèles
Et des fantômes infidèles
Pleuvent dans les abîmes autour d’elle
Mais cette nuit est si belle
Je ne vois que l’étoile que j’aime
Elle est la splendeur du firmament
Et je ne vois qu’elle
Elle est un petit trou charmant aux fesses des nuages
Elle est l’étoile des Étoiles
Elle est l’étoile d’Amour
Ô nuit ô nuit dure toujours ainsi
Mais voici
Les gerbes des obus en déroute
Qui me voilent 
Mon étoile
Je baisse les yeux vers les ténèbres de ma forêt
Et mon intelligence amoureuse
Devient oiseau
Pour aller revoir plus haut plus haut
Plus haut toujours
Ce petit cœur bleuâtre
Qu’est mon étoile nommée Lou

... Guillaume Apollinaire, 1915.