Une lampée dans le noir

   La mémoire est un magasin ouvert malgré soi en permanence.

  Je me suis retrouvé au bord de l'aube à me repasser tout le texte de "Incroyable !" avec les images de cette deuxième séance ! La petite trentaine de séquences s'est déroulée comme dans une répétition où l'on reprend telle ou telle réplique ou déplacement... Là, c'était plutôt une vision cinématographique avec des images qui revenaient sous des angles différents: vues de la scène, des coulisses, et aussi de la salle ! Tout un travail méticuleux !

   Je me redisais le texte comme on se concentre dans un espace vide où s'est déroulé un événement historique ou personnel... Je revoyais le déroulement du spectacle avec la liberté d'en dévier pour aller notamment chercher en moi des raisons de rester dans ce lieu, d'en reconnaître les échos... Je me suis arrêté plus particulièrement sur le moment où je dis "Une lampée dans le noir": c'est le rêve de Hilflos Henshall de flotter dans le noir et d'avaler - cerise sur le gâteau - une lampée de ce noir... 

   J'ai du mal à retrouver dans la construction du texte tous les ponts que l'écriture a lancé à travers lui dans le jeu dramaturgique de concentration et d'aération mêlées, et du coup ("du coup de théâtre, bien sûr"), je m'en rends compte qu'il y a des choses que je n'ai pas remarquées où alors que j'ai oubliées rapidement, pressé de trouver les ponts faisant passer de l'une à l'autre... Et c'est justement pourquoi l'expression "Une lampée dans le noir" m'a intrigué en cette fin de nuit - et ici-même encore - maintenant que je l'ai stoppée dans ma tête pour finalement lui faire rendre son jus... Décanter ! Douce et forte exhalaison...

   Analyse. Boire une lampée, d'après le dictionnaire, c'est boire avidement... S'hydrater de noir, du noir de la nuit, du noir du théâtre - dans "Incroyable !" - c'est une somme de contradictions: le personnage dans le noir veut toucher à l'essentiel, veut en devenir lui-même la traduction... Pour avancer il a besoin de se concrétiser et prend la forme d'une lampe qui se dessine donc sans s'allumer et forme une sorte de noyau, de charbon précieux; cette lampe est le dessin né d'un renforcement du noir dans le noir, d'une absorption qui nourrit une forme, une force à la fois espérée et inattendue, un encrage, ancrage...

   Oui, c'est assez complexe comme ça, mais l'analyse est assez "éclairante" pour moi: la lampe et le noir, une part suprême de jour dans la nuit, une silhouette qui s'enrichit; pas une ombre, une silhouette... Un signe d'existence alors qu'on ne peut rien voir; se sentir être, être errant... Rêver de s'assembler dans un grand puzzle de silhouettes - personnages de Folon, de Magritte - mais dans le noir... Et à partir de là, à partir de ce noir si profond jaillir à la lumière: plongeur des hauts fonds propulsé à la surface, comédien surgissant dans un rond de lumière... comme le diamant  qui paraît-il remonte des entrailles de la terre à une vitesse prodigieuse (proche de Mach 2) !

  En fait, tout ce que je raconte et développe ici, la poésie me l'a offert sans que je m'en rende compte à un moment de l'écriture de "Incroyable !", et cette "lampée dans le noir" serait pour moi passée inaperçue s'il n'y avait eu ce sursaut très matinal d'une part de ma mémoire au travail sur l'oreiller !

  La poésie est notre bonne fortune. On ignore notre richesse - et autant importe peu - quand on laisse remonter en nous le diamant d'un ver, d'un bout de ver - qu'on l'ait écrit ou qu'on l'ait lu - ! Et pourtant on ne se lasserait pas d'être riche ainsi. Ces jaillissements ne sont pas - malgré tout - la traduction d'une bonté particulière et ne sont pas l'apanage des plus nobles humains car ils peuvent sans doute naître de personnages assez abjects (l'histoire littéraire en est truffée)... Oh la terrible contradiction d'être avec les autres, de s'exprimer parmi les autres !

   Le théâtre permet d'offrir un écrin (le rouge des rideaux, la profondeur des gorges...) dans lequel il sait glisser une notice. Et c'est elle que l'incroyable assemblée des spectateurs doit savoir lire, interpréter et partager.