Le moi des peaux

     Il y a des poids si lourds qu'après avoir tenté en vain de les arracher de là où ils sont, on ne peut pas se relever tout à fait comme on voudrait, même sans eux; il reste au-delà du poids une mémoire atteinte, ombrée, un souvenir qui déséquilibre le corps !

    L'homme court après son évidence: il apparait, s'allonge, se dresse, il existe sur terre, mais ce qui devrait être simple devient compliqué car il y a les autres, la société et cet autre lui-même qui lui revient auquel il se confronte - c'est ce que ne cesse de faire le comédien face au personnage qu'il doit incarner. Le personnage est bien pour le comédien un reflet auquel il doit s'adapter corps et âme, le temps au moins de la représentation: "Les deux pans d'un même toit", dirait Germaine Tillion et l'on pourrait dire ici: les deux pans d'un même toi.

     L'obstacle - refusé, contourné, objet de la chute - d'une manière générale, vous fait payer deux fois sa victoire; "Essaie encore !" dit-il, tel un infatigable jouet électronique... La relation de l'homme à la terre est la même que celle du comédien au plateau de théâtre... La quête de la reconnaissance...

     Don Quichotte est le chef de file de tous les comédiens; l'affaire Moulins continue...

    Le temps nécessaire, nous lançons nos voix, nos mains comme la vigne lance ses racines le plus profondément possible : elle en ramène ce vin bio-dynamique meilleur que tout, et nous, comédiens, nous ramenons quelque éclat d'or de l'évidence perdue, ou son illusion.

     On fait l'effort - ce n'est pas du courage mais simplement le respect dû à notre sang qui bouillonne - mais non, l'effort ne suffit jamais, on n'a pas réussi, et quand on se redresse on est moins grand qu'on ne l'était lorsqu'on s'est baissé; on retrouvera moins de souffle pour la réplique prochaine, bon ! Enfin, on perd un centième de centimètre, on se rassemble soi-même sans se rendre compte qu'on se voûte . On se conforte jusqu'à ce que, longtemps aprés devant la glace des années, on reconnaisse le crime, bien obligé !...  "Voilà le prix à payer pour continuer à vivre, mon p'tit gars !" (voix d'outre tombe)... Alors on se redresse pour respirer mieux, aussi, on résiste, et même si les vertèbres sans craquer résistent, non, on ne fera pas partie de la Compagnie des Vieux Acteurs voûtés...

    Ainsi en arrivais-je au "moi des peaux" (contrepèterie mal orthographiée) que se construit l'acteur, variant ses façades et les animant... Non pas que ses peaux de personnages s'accumulent pour faire de lui un vieil indien, mais n'empêche: si on joue tel rôle comme ça c'est parce qu'on a joué tel autre rôle d'une certaine manière : le corps classe, empile ses partitions... Les échos sont par mille sur un plateau. Pour moi, par moi, Hilflos Henshall en sera le fruit 2015 dans "Incroyable !".

   Créer un nouveau rôle c'est repasser les plis des anciens; la voix est un fer magique qui retapisse l'espace, étale les marques, les échos... Le nouveau personnage qui arrive est totalement nouveau. Daniel Soulier, qui joua dans notre "Ulysse et le Vent propice", après une séance à Cholet,  à une enseignante qui lui demandait "Comment entre-t-on dans la peau d'un personnage ?" il répondit en inversant les choses: "C'est le personnage qui entre en nous !". Je dirais même qu'il y est déjà, en nous, squatter, le personnage, en morceaux éparpillés capables de s'assembler... Tous les personnages du monde sont en nous, acteurs...

    Le poids et le prix de la vie, le poids des mots, des maux... Qui n'a pas en lui un poids, des poids ? Je ne vais pas me plaindre de lourdeurs. Ma vie est plus légère que tant d'autres qui, trop lestées pourtant, sont les premières à décoller vers l'au-delà et plus heureuses peut-être que des vies immuables, des vies sans existence !... 

      Le moi des peaux... Faire une contrepèterie c'est retourner le gant des mots. Le comédien arrivant sur scène dans l'oeil d'un public lui dit: j'expose ma doublure !