Retour à l'unique

    Naître et recevoir, puis se faire au plus tôt une place dans la vie emplie - s'éclairer, se chauffer, se nourrir, se déplacer; s'emplir et emplir aussi -, trouver sa place dans le village... Le ciel, la route et le rail comme appâts. On ne se recroquevillait pas jadis: le village était un espace dans l'espace, et je crois que, à l'époque", "ça" se respirait allégrement... On avait le temps de se voir et de savoir; les autres, soi... Et en prime la solidarité comme évidence, comme réflexe.

     C'est ainsi, dans la campagne mayennaise, que "chez moi" on naquit au début des années vingt du vingtième siècle... On rentrait dans des places - les nouvelles s'ouvraient aussi lentement qu'on pouvait dire ces expressions presqu'étrangères: "le monde moderne" puis "le progrès" - car ces notions-là clouaient un peu le bec aussi bien par la peur que par l'engouement pour cet avenir "montant" qu'elles engendraient, et même chez les Béchu pourtant "forts en bec" si l'on en croit l'origine du nom !...

    On sortait d'une guerre, mais on ne voulait pas penser qu'il y en aurait une autre dans pas si longtemps; on posait une fois pour toute chez le photographe en famille puis à tour de rôle, le père et la mère, et on était en place pour une éternité de veille sur la cheminée... Malgré eux les hommes y retourneront pour immortaliser leur habit de militaire... "Finalement, c'est pas gênant ! La cheminée est large et le napperon secoué pour l'occasion retrouve un peu d'éclat..."

     C'était un art de vivre et aussi un art d'exister parmi les autres sous une enseigne marquée: "La France" que quelques grands chefs jusqu'à de Gaulle personnifièrent...  Quel rapport avec la création et plus particulièrement avec la création de "Incroyable !", allez-vous penser ? Eh bien c'est ce goût de l'unique, cet étonnement d'être, ce rapport à tous les espaces qui me mènent et que j'explorerai en jouant (sans nostalgie aucune: c'est un monde que je n'ai pas vraiment connu).Cette hérédité, cette conscience à ne pas oublier d'où je viens, c'est ma pierre à affûter et dans "Incroyable !" je voudrais bien que toutes les lames choisies brillent, y compris à l'intérieur de leur fourreau !   

     Je remarque que le verbe "emplir" n'est plus de mode. Est-ce que le verbe "consommer" l'aurait remplacé ? Je me demande. Et pourtant, malgré les diverses hémorragies festivalières, malgré les ruées aux expositions des Grands Maîtres, malgré ces groupes, ces troupeaux qu'on oblige à passer par le néant de la sur-communication, eh bien malgré tout ça je pense que l'homme est fait pour se confronter à l'unique, à une personne, à une image à la fois qui serait son double, sa ressemblance, son opposée. C'est à partir de cette confrontation-là, libre et désintéressée, surprenante que l'homme curieux s'exprime... Un coin de page, une ombre, un tableau, un regard peuvent suffire, isolément... Le théâtre "fournit" tout ça et de s'en souvenir permet de le défendre en ce qu'il a d'essentiellement vivant, c'est à dire d'essentiellement révolutionnaire: il tourne autour de nous, il est là: on peut le rencontrer, s'y rencontrer... La plus belle et la plus dangeureuse des liaisons, c'est lui, alors que nombre de voies sont coupées...

         On peut dans une salle - comme sur le tapis de la roulette - chercher un équilibre: il faut jouer du connu et de l'inconnu diront certains; d'autres diront qu'il faut jouer de l'hyper connu et d'autres qu'il faut miser sur l'inconnu-inconnu... Mais pour moi un théâtre est avant tout un village dans lequel chaque jour une pièce se joue, ou l'on pourrait mener une vie bien... emplie.   

                                                                                             L'équipe à la grande Foire